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Ahwach


La danse tient incontestablement une place de choix dans la culture berbère. Phénomène essentiellement rural, il s’agit habituellement d’une manifestation d’un haut niveau esthétique, à la mise en scène aussi symbolique que suggestive, sans doute liée à quelque thème de fécondité issu du fond des âges. Exutoire commode, en tout cas, pour des populations menant une existence rude, elle ne peut laisser l’observateur indifférent. Au mieux, elle le charmera grâce à son “mysticisme immanent” se répercutant “en ondes qui atteignent très profondement la sensibilité” (Mazel, 1971, p. 226).

Depuis le Rif jusqu’à l’Anti-Atlas, les danses berbères se succèdent, aussi nombreuses que variées ; raison pour laquelle il pourrait s’avérer fastidieux d’en établir un inventaire exhaustif. Tout au plus se contentera-t-on d’en citer les plus connues, d’en évoquer les traits caractéristiques, et de les situer dans l’espace marocain.

L’Ahwach et l’Ahidous.

A l’avant de la scène c’est le tandem ahwach/ahidous qui prédomine, tant par son extension territonale englobant l’ensemble du monde atlasique, que par les connotations cuitureiles et linguistiques qu’il renferme. En effet, l’ahwach s’identifie directement à l’aire tachelhiyt, donc aux populations sédentaires appelées communément “chleuh”, plus exactement Ichelhayn. C’est dire qu’il se pratique dans l’Anti-Atlas, le Haut-Atlas occidental, et le Haut-Atlas central jusqu’à une ligne imaginaire (très perméable, aussi) allant de Demnat à l’Asif Mgun. Fait intéressant, du reste, c’est dans cette zone de contact que l’on assiste, depuis une trentaine d’années, à une poussée inexorable de l’ahwach au détriment de l’ahidous, selon le musicologue Lortat-Jacob (1980, p. 68) qui a effectué un travail fort sérieux dans ce domaine. A telle enseigne, que les Ayt Mgun sont totalement gagnés par le phénomène, lequel s’étendrait également aux Ayt Bou Wlli.

Plus à l’Est, cependant, l’ahidous règne en maître chez les ksouriens transhumants de parler tamazight du Haut-Atlas oriental, dont il constitue la danse de base, ainsi que chez leurs cousins du Moyen-Atlas. Ensemble que le lecteur aura reconnu comme appartenant au groupe dit “beraber” (imazighen). L’ahidous (prononcé parfois haydous) parvient à franchir les limites nord-est du pays amazigh, puisqu’on constare sa présence chez les Ayt Warayn, groupe important dont le parler s’apparente à la znatiya.

Une danse villageoise : l’ahwach.

Les deux danses, en vérité, sont assez différentes sur le plan chorégraphique. Dans l’ahwach les tambours, qui sont démunis de timbre, peuvent jouer des rôles spécifiques, voire être de tailles différentes, en particulier dans l’Anti-Atlas (cf. Mazel,1971, p.232 et fig. 16 ; “Danse des femmes à Assa”, Montagne, 1930, p. 5). Quant à l’agencement, variant superficiellement d’une région à l’autre, il peut compter deux (Lortat-Jacob, 1980, p. 69), même trois parties (Chottin, 1948, p. 46). Il comprend parfois un unique rond de femmes (Morin-Barde, 1963, p. 78), parfois deux alignements se faisant face (Jouad / Lortat-Jacob, 1978, p. 74-75), s’infléchissant souvent en demi-cercle, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Séparation des sexes destinée à éviter tout mécontentement de la part d’un mari jaloux (Lortat-Jacob, 1980, p. 66). Pour ce qui est du rythme il est soit à deux, soit à quatre temps.

Les ahwach les plus somptueux semblent avoir été ceux exécutés à Tlwat, fief du Glawi, du temps du Protectorat (Mazel, 1971, p. 230). Les Glawa, on le sait, sont passés maîtres dans cette forme artistique, au point que d’aucuns prétendent que l’ahwach aurait pu avoir pour terroir natal le pays Glawi, supposition que récuse Lortat-Jacob (1980, p. 65). S’il reconnaît une certaine primauté en la matière aux Glawa (Mazel, 1971, p. 230) vante également les qualités des ahwach que l’on peut admirer à la kasbah de Tawrirt, Warzazat. Spectacle d’un genre qui, malgré toute accusation de galvaudage touristique, plus ou moins justifiée, n’en conserve pas moins une réelle valeur folklorique - au sens noble du terme.

Bien qu`aucune description ne soit à même de faire honneur à la gestuelle d’un pareil spectacle, voici ce qu’en dit Chottin (1948, p. 546) : “Danse tout d’abord verticale et sur place, sans d’autres mouvements que dans le sens de la hauteur. Les bras le long du corps, la femme, dans une ondulation serpentine, fléchit légèrement les genoux, projette le bassin en avant, inclinant en même temps la tête sur la poitrine ; ensuite, dans un mouvement inverse, elle opère une extension de tout le corps de bas en haut, qui aboutit au rejet de la tête en arrière ; puis le cycle recommence”.

Ces ahwach de Warzazat sont surtout le fait des Ayt Wawzgit, autres spécialistes du genre, groupe occupant un territoire assez vaste sur la retombée sud du Toubkal. Chez eux, nous avons eu le privilège d’assister à un ahwach moins formel un soir d’Aïd el Kbir au clair de lune. Sans parler d’autres manifestations de facture différente, allant du délicieux ahwach impromptu des jeunes filles du pays Seksawa, à un ahwach de circonstance un jour de fête officielle à Imi n-Ifri, près de Demnat, ainsi que de superbes choeurs berbères sur le plateau du Tichka (Berque, 1955, p. 164, pl. XI).

Les tambourinaires d’ahwach méritent une mention spéciale. En début de soirée, un feu ayant été allumé au milieu de la place publique (assarag), ou au centre de la cour de quelque fière kasbah, chaque tambourinaire approche son instrument de la flamme afin d’en tendre convenablement la peau, ceci dans le but d’obtenir une sonorité optimale. Chez Ayt Mgun, il se lèvent alors et jouent debout pendant les premiers mouvements de la danse. Ce n’est qu’une fois l’harmonie rythmique bien installée entre les deux rangées qu’ils s’accroupissent pour ne pas obstruer le champ visuel des danseurs (Lortat-Jacob, 1980, p. 66). Dans d’autres cas toutefois, les tambourinaires représentés comme restant accroupis au centre du cercle en début de danse. (Mazel, 1971, p. 231 ; Garrigue, 1964, p. 137).

 

Ahwach, danse du pays chleuh

L’Ahouach est à la fois le nom générique donné à la musique de village et le nom d’une danse typique du pays chleuh (Haut-Atlas, Anti-Atlas et Souss). Se pratiquant à l’occasion de toutes les célébrations collectives, ce sont des villageois volontaires qui en assurent l’exécution. C’est une danse mixte précédée d’un chant dialogué, une sorte de joute appelé l’msaq

Les chants et la musique sont le moyen d’expression le plus explicite dont disposent les Berbères des hautes vallées marocaines. Le chant et la danse sont pratiquement inséparables. Les éléments de cet art sont le rythme, la mélodie et la chorégraphie. Il y a dans nos montagnes des meneurs de jeu, des rwaïss (chefs de chant) particulièrement dynamiques, tel celui dont Florent Schmitt disait, en le voyant évoluer sur le front de ses cinquante choristes, le tambourin levé, le geste altier : "Cet homme est un chef d’orchestre né, il surpasserait Toscanini." Dans les chants berbères, le tempérament est l’essentiel. La culture et l’art ne sont que des moyens au service du génie. A travers toute la musique berbère, le rythme est la base fondamentale.

Un thème poétique est proposé, une phrase est lancée : "Les cœurs de tous les hommes doivent aspirer au bonheur." "L’amour doit être le thème de la vie de notre tribu". Là-dessus, le thème musical se brode, très simple, rustique, sur deux ou trois notes, de sorte qu’il s’agit beaucoup plus d’une déclamation, d’une mélopée extrêmement fruste. Le rythme aussitôt s’en empare, lui donne une forme, une structure rigide que la danse va rendre visible, plastique, efficiente. Très souvent c’est une cérémonie nocturne organisée à l’abri de ces constructions en pisé que sont les casbahs aux tours audacieuses qui défient le ciel et dominent la vallée. Et voici que les cours s’emplissent d’ombres et de murmures, un feu de branches légères flambe pour réchauffer la peau des tambourins qui vont vibrer toute la nuit dans le silence de la vallée, et la flamme éclaire les beaux visages souriants des jeunes filles berbères. Des silhouettes fantastiques animent les murs crénelés qui se perdent dans la nuit. Au crépitement du bois répond la vibration sourde des tambourins.

Les danseuses de l’ahouach, aux longues robes de soie, aux coiffures multicolores, prennent rang dans la ronde, alors qu’au centre, près du feu, sont assis une douzaine d’hommes, tous munis d’un bendir (grand tambourin rustique) qui résonne maintenant comme une cymbale. Une voix s’élève, rude, étranglée, suraiguë : un chanteur propose un thème qui se cherche, hésite, repart. Il jette une sorte d’appel vers l’espace, puis s’écoute, se recueille dans le grave, s’élance tout à coup vers les cimes en bondissant, et s’arrête soudain comme épuisé. Mais déjà un second chanteur reprend la cantilène ébauchée. La mélodie, encore sans relief, précise sa ligne. C’est l’msaq. Pour les gens du pays, c’est ce chant dialogué qui est la partie la plus appréciée et aussi la plus difficile à réussir. C’est également la plus surprenante par son originalité pour les spectateurs non initiés.

L’msaq nécessite la participation d’au moins un improvisateur. Mais il est préférable qu’il y en ait deux ou davantage pour qu’il y ait émulation. Il faut également un groupe de tambourinaires et deux choeurs de femmes. Les deux choeurs se tiennent debout en deux rangées se faisant face, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Ces choeurs doivent être denses, afin d’obtenir un effet de masse chorale compacte sans lequel le chant est jugé inesthétique. L’exécution commence avec l’intervention d’un soliste improvisateur. Il chante une suite de vers appelée "tour de rôle" ou "répartie". Le choeur masculin lui répond en premier, puis vient le tour du choeur des femmes. Un autre soliste intervient avec une nouvelle répartie, puis à nouveau les choeurs et ainsi de suite. les phrases, ponctuées aux tambours sur cadre avec une lenteur solennelle, sont très étirées. les tambourinaires frappent du plat de la main, avec un léger décalage, de manière à obtenir un effet de répercussion, "comme celui d’un muret de pierres qui s’écroule", a-t-on l’habitude de dire. Après un certain nombre de réparties, l’msaq entame une lente évolution (sans transition sensible) qui finit en danse : l’ahouach proprement dit Alors, sur toutes les peaux tendues, un coup formidable retentit qui ébranle toute la casbah. La phrase musicale est jouée. Puis d’autres coups surviennent qui en ponctuent à intervalles espacés et réguliers les diverses périodes. Le thème ainsi établi est passé aux hommes et aux femmes qui l’entonnent en chœur.

A cette majestueuse introduction succède l’impérieuse cadence des bendirs. La ronde des femmes commence à onduler. Après une dizaine de reprises, le raïss élève son tambourin au-dessus de la tête ; aussitôt le rythme change et s’accélère. Il était binaire , il est maintenant ternaire. Les hommes se taisent et battent seulement du bendir, achevant l’ahouach dans un paroxysme fantastique, souvent accompagné d’une clameur : le tazghaght. Le cercle mouvant des femmes se partage en deux arcs qui s’écartent peu à peu l’un de l’autre, s’allongent et se font face. Ainsi se forment deux demi-choeurs : le premier reprend le motif chanté par les hommes et le second lui donne la réplique. L’ahouach qui symbolise la vie même de la tribu réunie autour de son foyer, du feu sacré des anciens, est à son point culminant.

Par :Agafay BENNANA