Comment se présentent les manifestations architecturales amazighes ? Quelles sont les spécificités du Sud-Est du Royaume. Quelles sont les dangers qui guettent l’espace architectural amazighe et le menancent de destruction ? Des questions constamment à l’ordre du jour. Entretien. Pour commencer, un aperçu succint de la situation du patrimoine amazighe au Maroc ?
Tout d’abord, je vous remercie pour cet entretien et je commencerai par l’inévitable définition des termes employés. Il est difficile de cerner ce qui n’est pas amazighe, ou n’en possède pas une dimension, du patrimoine culturel marocain. Toute manifestation ou représentation patrimoiniale marocaine possède en elle même un (ou des) substrat, manifeste ou latent, qui puise sa signification effective ou symbolique dans l’histoire séculaire du Maroc [une histoire qui ne se limite pas à des époques déterminées] et dans les mémoires collectives des marocains. Donc, le patrimoine culturel marocain est à multiples facettes, dimensions et composantes : amazighe, arabe, juive, judéo-amazighe, judéo-arabe, chrétienne, etc.
En fait sur le plan humain, il est utile de rappeler que sur un fonds amazighe -continu dans le temps et dans l’espace- se sont ajoutés des apports juif, phénicien, romain, vandale, byzantin et arabe, des apports chrétien, judaïque et islamique et des apports subafricains indéniables. Vouloir réduire le patrimoine culturel marocain à une dimension précise est au regard de la science un « crime culturel ».
Pour ce qui est de la dimension amazighe du patrimoine culturel marocain, je dirai que celle-ci se trouve dans une situation précaire et est victime des aléas de la politique culturelle de l’Etat qui, dans l’état actuel des choses, donne la priorité -pour ne pas dire favorise- certains aspects patrimoniaux et des époques historiques au détriment des autres. Et il est vrai que la part de l’amazighe dans cet état des faits est dérisoire et reste sujette à la folklorisation à outrance. En un mot, il reste beaucoup à faire pour revaloriser la dimension amazighe du patrimoine culturel marocain.
Que peut nous apprendre les manifestations architecturales amazighes ?
Les manifestations architecturales en milieu amazighe ont un atout majeur, comme le reste de l’habitat traditionnel au Maroc, c’est leur originalité. Cette originalité s’exprime dans l’adoption des formes, l’emploi des matériaux pris dans l’environnement immédiat, l’utilisation rationnelle des espaces, la fonction et la fonctionnalité des constructions et les rapports qu’ont les manifestations architecturales avec les structures sociales et politques, les croyances culturelles et les schèmes de perception et de comportement.
Les connaissances ne se limitent pas aux techniques et aux matériaux de constructions seulement, elles englobent également l’intervention de l’esprit humain pour résoudre, avec rationalisme, les difficultés que posent la conception, l’aménagement et la réalisation d’une habitation et concilier avec intelligence ces difficultés techniques avec d’autres considérations relevant du domaine des croyances et du symbolique. En fait, l’habitat n’est pas toujours le produit de logiques physiques (et elles seules). Il est aussi le résultat de croyances et d’attitudes spirituelles.
Comment est organisé l’espace de l’habitat traditionnel amazighe ?
Il faut d’abord souligner qu’il y a différents types d’habitats traditionnels en milieu amazighe. Il en existe plusieurs mais les plus connus sont : ighrem (ksar,douar, moudâ, dcher, etc.), tighremt, agadir ou ighrem selon les régions. En fait, ce sont des expressions constructives variées qui témoignent d’une longue et riche histoire qui, comme a dit Henri TERRASSE, « oubliée des hommes et ignorée des textes, restent inscrites dans les formes, elles mêmes ».
En revenant à l’organisation de l’espace, je dirai que celle-ci dépend de la nature et de la fonction de l’habitat choisi. Prenons par exemple l’ighrem ; sur le plan architectural, il est formé d’un espace public englobant les lieux collectifs -cour centrale, vestibule d’entrée, système viaire, caravansérail, mosquée, puits, aires à battre, bergerie, cimetière, ...etc, et d’un espace privé desservi par la voirie et regroupant l’ensemble des maisons individuelles accolées les unes aux autres. La maison formée de deux à quatre étages donne sur l’intérieur. Les chambres s’ordonnent autour d’un patio qui fait bénéficier la structure de l’éclairage et de l’aération grâce au puits de lumière.
L’entrée d’une maison est souvent en chicane et est faiblement éclairée (filtration des entrées et abri pour les bêtes et les réserves). Les niveaux supérieurs sont destinés à l’habitation proprement dite ; chaque étage possède son foyer utilisé selon les saisons ; la terrasse n’en demeure pas moins utile puisque c’est là où le séchage de certaines récoltes s’opère et où l’on dort l’été. Mais il faut signaler qu’il ne s’agit pas d’une généralisation de l’organisation spatiale partout en milieu amazighe. Il existe bel et bien des spécificités locales et régionales.
Sur le plan anthropologique de l’organisation de l’espace, il y a souvent un sens sacré dans les formes et tracés géométriques. L’espace est cosmisé comme le dit Mircéa ELIADE. Les modèles cosmogoniques s’objectivisent dans des explications logiques et rationnelles. Ce n’est pas la porte qui permet l’accès mais ce qu’elle représente. Certaines ouvertures, structures et élevations matérialisent la frontière entre le collectif et le privatif, entre le profane et le sacré.
Quelles sont les spécificités du Sud Est ?
Si l’on considère que la région que vous avez spécifiée englobe le versant sud du Haut-Atlas oriental et la zone présaharienne à partir des vallées du Dra et Iwniln jusqu’aux oasis de Figuig en passant par les vallées de Skoura, Imghran, Imgoun, Dadès, Todgha, Ferkla, Ghriss, Ziz sans oublier les oasis se situant entre ces différentes vallées comme imider, idelsan, Nqob, Tazarine, ...etc. -et je signale que par commodité géographique, je n’ai pas inclus les localités de Tata et Aqqa qui sont plus à l’ouest même si elles présentent des affinités architecturales avec celles de Dra-, je dirai que les spécificités de ce large espace sur le plan du patrimoine architectural résident dans la quasi présence de l’ighrem dans toutes ces contrées , la fréquence des tighremt dans le Dra, entre Kalàa Mgouna et Dadès, un peu moins dans le Todgha, leur absence au-delà.
Le grenier collectif, ighrem dans la région de Ouarzazate et agadir dans le Souss et l’Anti-Atlas, est propre aux localités de Ouarzazate, Iwniln et de la montagne environnante ; il reste inconnu des oasis plus à l’est. Cette région a la particularité aussi d’avoir recours à l’emploi massif de la terre, matériau à plusieurs atouts techno-économique, environnemental et à qualité hygroscopique.
L’Ighrem peut être défini comme étant un établissement humain collectif fortifié, sis généralement sur une berge d’un oued ou sur une éminence non arable mais non loin des cultures. Il traduit un habitat communautaire où le collectif a plus de force que le privatif. La Tighremt correspond à un mode d’habitat relativement récent dans ces régions et qui est lié à l’émergence du pouvoir féodal et caïdal. Elle désigne une demeure seigneuriale ou une habitation pour une famille élargie.
Sa principale caractéristique technique est le plan régulier, souvent carré et quatre tours aux angles. Le grenier collectif, ighrem ou agadir -les deux termes connotent l’idée de défense et de communion-, est une sorte d’entrepôt-forteresse non habité où des familles et lignages rangent leurs récoltes et réserves dans des loges bien structurées. En réalité, le grenier collectif est une institution plus qu’une construction. Il est administré par une assemblé d’élus qui applique le droit coutumier de la localité.
Quels sont les rapports entre l’organisation de l’espace et les structures socioculturelles et politiques amazighes au Sud Est ?
L’architecture est un fidèle reflet de la société qui l’a produite. Pour ce qui est d’Ighrem, certains aspects organisationnels de l’espace ne peuvent être expliqués que par la seule contrainte technique. Originellement, la communication usuelle avec l’extérieur se fait par une seule voie qui dessert le grand portail d’entrée dont la surveillance est assuré par un gardien logé sur place. Les allées et venues sont connues et surveillées par les membres de l’assemblée.
Les espaces collectifs dominent les autres espaces : le caravansérail, la mosquée, le lieu de réunion de l’assemblée, le logement du gardien, la forge, la bergerie collective sont aménagés autour d’une cour centrale qui sert d’espace distributeur d’autres espaces, notamment les ruelles principales et secondaires menant aux espaces privatifs. Souvent mais pas toujours, la population partageant un même ighrem est subdivisée en un ensemble de fractions, elles-mêmes en lignages ensuite en grandes familles. Cette composition socio-culturelle se répercute sur la façon d’exploiter et de façonner l’espace puisqu’il en est le reproducteur. La distribution tramaire et parcellaire des demeures permet aux différents groupes d’occuper des espaces différents et maintenir des rapports précis conformément aux directives de la collectivité.
L’exemple d’ighrem n igulmimn est révélateur à cet égard : on peut se demander pourquoi au sein même de ce groupement d’habitations déjà fortifié, seuls les secteurs habités anciennement par Irbibn et Ayt hliddou possèdent une porte secondaire ? En fait, ces deux formations ont participé à l’investissement du l’ighrem en 1898 mais demeurent minoritaires du point de vue structure sociale par rapport aux autres fractions ; d’où la permission qui leur est accordée pour se protéger doublement.
L’architecture et l’espace d’habitat peuvent-ils être des moyens d’accès à la connaissance de l’histoire amazighe ?
Si et sur plusieurs niveaux. La terre est mentionnée par Vitruve comme matériau de couverture (depuis l’Antiquité donc, voire même au-delà). Pline l’Ancien a décrit la technique du pisé en Afrique du Nord telle qu’elle est aujourd’hui. André JODIN a signalé que le premier témoignage d’architecture de terre a été découvert dans l’île de Mogador. Nous savons irréfutablement que les amazighes ont un habitat compact, fixe avec une technique précise depuis les temps anciens, ce qui va à l’encontre de la thèse des populations toujours sans fixations et sans procédés de construction reconnus. Un autre niveau concerne l’inscription de l’histoire des amazighes dans les formes elles-mêmes et dans les décorations.
En effet, nombreux sont les motifs décoratifs des façades et des tours qui reprennent les caractères anciens du tifinaghe. Si leurs significations est aujourd’hui oubliée par les artisans, ils demeurent un témoignage incontestable de l’ancienneté de ces motifs et leur continuité assurée par les constructions du sud au même titre des motifs des tapis at autres.
Quelles mutations ont subi l’espace architecturale et l’habitat amazighes ?
Comme partout ailleurs, l’habitat en milieu amazighe a subi des transformations souvent incontrôlables. L’habitat collectif est remplacé par de nouvelles constructions sous forme de nouvelles agglomérations qu’on peut qualifier d’« hors contexte » ou de demeures individuelles isolées. C’est une conséquence logique de l’effritement des structures traditionnelles, de l’apport de l’urbanité, de la pression démographique et de l’environnement socio-culturel qui n’est plus. Les signes forts sont généralement le gonflement du tissu urbain interne, la conversion de la fonction des espaces, la disparition des espaces publics comme le chemin de ronde de l’ighrem, l’ajout de nouvelles constructions à l’enceinte extérieure, le recours au béton et aux teintes nouvelles, la disparition des tours .... il y a sans aucun doute des logiques internes qui ont favorisé ces changements ; l’adoption de nouvelles formes ne peut se faire que dans un état déjà favorable du milieu intérieur.
Roger BASTIDE a dailleurs remarqué que « les changements ne se font n’importe comment mais suivant un certain nombre de règles que l’anthropologie appliquée peut découvrir ». C’est ce type de recherche qu’il faut prôner pour remédier aux malaises que vivent les populations concernées tant sur le plan des nouvelles formes d’habitations que sur le plan de leur corrélatif culturel qui prend en considération les spécificités socio-culturelles et les modes de perception et de comportement qui vont avec.
La menace est-elle réelle ? Comment la juguler ?
Oui, la menace est bien réelle. Nous sommes devant un phénomène irréversible qui a ses propres logiques. La solution souvent avancée consiste en la conservation et la réhabilitation. Il s’agit d’une part du devoir sacré de conserver et de transmettre l’héritage aux générations futures et d’autre part de rendre les centres historiques et patrimoniaux vivants et actifs dans la but de pourvoir le cadre nécessaire aux activités et aux relations des habitants. C’est la philosophie se basant sur les principes de développement « durable » définis par la Convention de Rio.
La perspective de développement tend à appréhender l’environnement global qui prend en considération la complexité des relations qui lient les humains à leur espace. La base de l’habitat est culturelle, donc anthropologique et complexe. La solution ne peut être que culturelle, elle devrait réhabiliter un habitat et des pratiques constructives qui agonisent. Ce qui ouvre un large champ d’investigation pour l’anthropologie de développement ou appliquée.
Que peut-on perdre avec la destruction de l’espace architectural amazighe ?
L’évidence première est la perte d’une partie de notre identité culturelle. Mais l’évidence première n’est pas toujours une vérité fondamentale ; il ya un aphorisme du désert qui dit que si un homme se fixe dans un endroit sans l’améliorer, cet endroit le rejettera comme un être qui n’a pas porté de fruit. Il faut savoir orienter les changements qui s’opèrent et qui sont d’ailleurs irréversibles dans le bon sens de l’évolution des techniques et de l’histoire.
Etes-vous optimiste pour l’avenir ?
Dans le contexte actuel, local ou régional, la tradition dont le socle humain et culturel est stable et conscient, qui ne serait pas optimiste et évolutif marquerait la fin d’une culture. N’accusons pas, comme dit le proverbe indien, le puits d’être trop profond, c’est en fait la corde qui est trop courte.
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