Pour
un non Soussi, le nom de Lhaj Belaïd n’évoque strictement rien. Sa musique
non plus. La culture berbère, on ne le sait que trop bien, n’a jamais
bénéficié de la reconnaissance qui lui est due. Et si, pour un non berbérophone,
des noms comme Nass El Ghiwane ou Jil Jilala sont des icônes, pour un
Soussi, dire qu’on ne connaît pas Lhaj Belaïd s’approche de l’offense.
De Tafraout à Sidi Ifni, de Paris à Bruxelles dans la communauté marocaine
berbérophone, il reste, presque soixante ans après sa mort, inégalable.
Unique et inimitable.
Ses compositions, quant à elles, sont écoutées de génération en
génération. Voilà tout ce qui se dit de Raïss Belaïd. Mieux encore : "Dans
beaucoup de maisons, la photo encadrée de Mohamed V est à côté de celle
de Raïss Belaïd", nous dit Saïd Boussif, directeur de Boussiphone, premier
distributeur des 45 tours du musicien. Pourtant, des rwayess, il y en
a par dizaines aujourd’hui. Houcine Elbaz, Raïss Amentag ou Aârab Atiggi
sont aujourd’hui des stars de la chanson soussie, multipliant les représentations
au Maroc et à l’étranger. Leurs productions, cassettes audio ou concerts
enregistrés sur VHS ont toujours le vent en poupe.
Les Soussis, comme d’autres, ont besoin qu’on parle leur langue.
Et pourtant, les commentaires sont unanimes : "Aujourd’hui, la musique
soussie est devenue commerciale. La plupart des rwayess bâclent musique
et textes et ne pensent qu’à vendre". L’époque de Raïss Belaïd est bel
et bien finie. Celle des mélopées romantiques qui faisaient vibrer les
hommes et des longs poèmes chantant l’amour qui faisaient pleurer les
femmes : "Et c’est loin d’être une légende. Là où il passait, les femmes
pleuraient. Certaines perdaient même connaissance", nous dit Lahcen Belhaj,
réalisateur de films et de documentaires en soussi.
Lhaj Belaïd était un raïss. L’équivalent d’un mâalem dans la culture
gnaouie pour les néophytes. Un maître de musique en somme. Un raïss, compositeur,
auteur et interprète, chef de troupe. Lui, était beaucoup plus que cela.
Poète, maître en rimes, en métaphores et en amarg (le mot désigne la nostalgie
et la poésie soussies mais aussi la musique où cette poésie est chantée)
: "N’importe qui ne peut pas comprendre les textes de Raïss Belaïd.
Chaque phrase est une image, que ce soit dans des chansons sur l’amour,
sur l’émancipation des femmes ou encore les valeurs de la société", précise
Raïss Hmad Amentag, originaire de la région de Tafraout. Mieux encore.
Le rbab, instrument à une corde, majeur dans la musique soussie, c’est
lui qui l’y a introduit : "La corde était en crin. Actuellement, elle
est en plastique", regrette Lahcen Belhaj.
C’est en 1873 que Raïss Belaïd est né à Anou n’âaddi, douar dans
la région de Tiznit. Mais ce n’est pas là qu’il grandira. Ce sera dans
le mellah de Tahala aux environs de Tafraout : "C’est là qu’était concentrée
la plus importante communauté juive du Souss" continue Lahcen Belhaj.
Belaïd y côtoiera chanteurs et poètes juifs berbères. C’est auprès d’eux
qu’il apprendra la musique. À partir de là, dans les cérémonies, c’est
à lui qu’on fera appel.
Comme dans les soirées organisées par les grands des douars. Très tôt,
il deviendra l’un des plus grands raïss.
Le docteur Mohamed Bizrane, chirurgien à Agadir et fils de Saïd
Achtouk, autre illustre raïss décédé en 1989 raconte : "Quand Raïss Belaïd
est décédé en 1945, mon père avait à peine 11 ans. Il était déjà son idole.
Il le sera d’ailleurs toute sa vie. Mon père disait toujours : la musique
aurait dû s’arrêter à Raïss Belaïd". Saïd Achtouk n’a jamais enregistré
: son père s’y opposait.
Quant à son idole, il a, lui, traversé les frontières grâce à sa
musique. Car, Raïss Belaïd a enregistré ses chansons. Pas au Maroc et
pas pour n’importe qui. Il a, en effet, fait partie de la première série
de 78 tours de Pathé Marconi. Rien que cela. De cet enregistrement, on
retient encore une anecdote, celle de la rencontre du maître de l’amarg
avec un maître de la chanson arabe, Mohamed Abdelouhab en l’occurrence
: "On raconte d’ailleurs que Mohamed Abdelouahab était admiratif devant
Raïss Belaïd et que celui-ci lui a lancé un défi, celui d’écrire et de
composer une chanson sur le champ", raconte Saïd Boussif. Car Raïss Belaïd
était connu pour cela aussi : "Il n’écrivait presque jamais ses poèmes,
il les improvisait". Que retient-on encore de Raïss Belaïd ? Qu’il a voyagé
dans tout le Maroc, de village en village, chantant ici et là avec sa
troupe.
Qu’à l’apparition du phonographe, les hommes et les femmes des douars
se rassemblaient, en plein air, autour de ses disques et beaucoup pleuraient
dès la première note de son rbab. Qu’il a très souvent été invité par
Glaoui, tout puissant pacha de Marrakech, pour chanter devant ses illustres
invités : "Celui-ci l’admirait énormément et on raconte même qu’il en
a fait son conseiller".
L’histoire retient aussi qu’il a chanté les femmes, l’amour, les
guerres entre les tribus et des poèmes nationalistes. Et qu’il a initié
d’autres grands rwayess dont Sassbo, Boubaker Anachad, Boubaker Zaâri,
qui tous ont été ses disciples et ont à leur tour marqué la chanson soussie.
Il reste aussi sa famille. Son fils, qui vit dans la misère la plus
totale à Tiznit. Raïss aussi. Et ses petits-enfants, également musiciens
doués, connus dans la région de Tiznit. Il reste des rwayess, tous influencés
par sa musique. Il reste aussi des 45 tours, précieusement gardés par
des familles soussies et des cassettes de plus en plus difficiles à trouver.
Et pourtant : "Il est à la chanson soussie ce qu’est Mohamed Abdelouhab
ou Abdelhalim Hafed à la musique arabe". Il y a aussi ce petit jeune,
du nom de Ibba Saïd, installé en France et qui cette année a repris et
modernisé le répertoire de Raïss Belaïd. Une réussite selon les connaisseurs.
Il reste des chansons, que les Soussis connaissent par cœur et chantent
avec nostalgie. Parmi tant d’autres : Atbir Oumlil (la colombe blanche),
Taleb (le savant) ou encore Beni Yacoub. Et il reste enfin des mots dont
on retiendra : "Ô Colombe blanche, si tu es prête à m’accueillir, je viendrais
vers toi, quitte à me perdre en chemin".
Rwayess :
Artistes en voix de disparitions Pour les plus pessimistes, oui.
Les rwayess, ces maîtres de la chanson soussie ont laissé place à des
groupes de musique qui, de plus en plus, introduisent des instruments
de musique modernes (batterie, clavier...) venant couvrir le plus important,
le son du rbab, du derst (tam tam) ou encore du loutar (4 cordes).
Ce n’est pas tout, le texte, très important dans l’amarg, est relégué
au second plan.
Des grands rwayess ? Non, il n’y en a plus : "Peut-être Tabaâmrant
qui laisse le soin d’écrire ses textes à d’autres plus doués qu’elle".
Il faut dire aussi que rien n’est fait pour préserver la tradition des
rwayess ni pour les faire connaître auprès d’un large public, pas uniquement
berbérophone.
Quant aux concerts, ils sont organisés dans la région du Souss,
exclusivement. Les deux télévisions, elles, considèrent et traitent encore
la musique soussie sous son aspect le plus folklorique. Loin de la poésie
berbérophone qui gagnerait tant à être traduite. Les mâalems gnaouis ont
eu leur festival grâce auquel ils sont sortis de l’ombre.
Alors, à quand un festival des rwayess
?
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